Peut-être plus que d’autres époques de l’histoire des arts plastiques, l’art contemporain semble appeler l’analyse sociologique. D’abord, parce que les artistes eux-mêmes ont fait des conditions sociales de production et de réception de l’art un matériau de leurs œuvres, depuis les multiples réinterprétations du ready-made jusqu’aux diverses ramifications de la critique institutionnelle.
Ensuite, parce que le champ de l’art contemporain se caractérise par la complexification et la multiplication des organisations qui le composent : le monde de l’art moderne était encore un espace social restreint, informel, peu peuplé et limité à une poignée de centres géographiques, tandis que l’art contemporain repose sur un vaste marché mondialisé des œuvres et sur de denses réseaux d’institutions aux statuts très variés. Enfin, plus que d’autres disciplines artistiques, l’art contemporain apparaît comme une pratique culturelle socialement sélective, en butte à d’importants rejets de la part du grand public et de divers acteurs sociaux (élus et administrations d’État, organisations religieuses, etc.). Pour toutes ces raisons, il semble bien qu’une stricte interprétation stylistique et formelle des œuvres, comme la pratiquait un temps l’histoire de l’art, manquerait certains traits fondamentaux de la situation actuelle des arts plastiques.
De fait, les dernières années ont vu se multiplier les recherches sur l’art moderne et contemporain inspirées par les méthodes de la sociologie de l’art ou de l’histoire sociale de l’art. Mais cette orientation est encore loin d’être courante, dans une discipline, l’histoire de l’art, qui a une longue tradition de défiance vis-à-vis des sciences sociales. De plus, l’étude de l’art moderne et contemporain ajoute des obstacles spécifiques à ce type d’approche : parce que la reconnaissance des artistes passe notamment par l’affirmation de leur distance ou de leur opposition aux institutions artistiques et sociales de leur temps, la sociologisation de leur histoire, nécessairement démystifiante, peut apparaître comme un crime de lèse-majesté.
Réciproquement, les sociologues sont relativement peu nombreux à s’aventurer sur le terrain de l’art contemporain, peut-être parce que le caractère particulièrement anomique et très référencé de ce champ de production culturelle dresse un certain nombre de barrières pour qui veut l’appréhender d’un regard extérieur. Les classiques de la sociologie de l’art, comme ceux de Raymonde Moulin, de Pierre Bourdieu, de Howard Becker, de Harrison et Cynthia White, qui ont façonné cette sous-discipline en France, ont désormais un âge presque vénérable. La période ultérieure n’a pas vu émerger autant de grands modèles théoriques, du moins sur le cas spécifique des arts plastiques, même si une autrice comme Nathalie Heinich, notamment, a bien proposé une nouvelle définition sociologique de l’art contemporain, d’ailleurs discutée. En revanche, des études plus empiriques et spécialisées ont été régulièrement publiées ces dernières années : sur le marché de l’art (Alain Quemin), les curateurs d’art contemporain (Laurent Jeanpierre), les artistes femmes (Séverine Sofio), les collectifs d’artistes (Séverine Marguin), le Centre Pompidou (Laurent Fleury), le situationnisme (Éric Brun), le vandalisme dans les musées (Anne Bessette), la sociologie des artistes (Guy Bellavance), etc. – sans prétendre, bien entendu, dresser ici un tableau exhaustif de ce champ de recherche. Enfin, d’importants auteurs étrangers restent peu traduits et/ou peu discutés en France, comme Diana Crane, Paul DiMaggio ou Vera Zolberg pour les Etats-Unis, Arnold Gehlen, Niklas Luhmann ou Alphons Silbermann pour l’Allemagne, etc.
En ce sens, cette journée d’étude entend encourager les confrontations de points de vue, entre espaces nationaux et, aussi et surtout, entre courants théoriques, dans un domaine où coexistent des modèles, sinon contradictoires, du moins difficiles à concilier. Les notions de « mondes », de « champs », de « systèmes », de « sphères » de l’art ne partagent pas le même soubassement théorique. De même, il y a d’importantes divergences entre les théories sociales de l’art inspirées par l’Ecole de Francfort, foncièrement anti-positivistes, les approches plus empiriques et descriptives d’une sociologie de l’art de tendance interactionniste ou encore les analyses du travail créateur à la croisée entre sociologie et économie d’un Pierre-Michel Menger. L’idée sous-jacente est non seulement que la sociologie peut apporter à l’étude de l’art contemporain, mais aussi, réciproquement, que l’art contemporain constitue un objet d’étude fructueux pour la sociologie de l’art et de la culture, voire pour la sociologie en général : les cas de Becker et Bourdieu, qui ont tous deux construit des théories sociales d’ensemble à partir notamment d’enquêtes sur l’activité artistique, en est un signe et il serait d’ailleurs intéressant de s’interroger sur ce que le cas spécifique de l’art contemporain peut apporter au renouvellement de ces modèles sociologiques.
Cette journée d’étude n’entend pas toutefois se limiter à un pur exercice de réflexivité universitaire sur l’état d’une spécialité, mais espère offrir un panorama des grands enjeux de la recherche dans ce domaine. Quelles sont les spécificités des producteurs artistiques dans le champ des arts plastiques, à la fois par rapport à d’autres périodes et par rapport à d’autres arts ? Comment analyser les médiations toujours plus nombreuses et variées entre l’artiste et son public ? Que peut apporter la sociologie à une analyse de la réception (souvent difficile) et des publics (plutôt rares) de l’art contemporain ? Et quels liens établir entre l’analyse sociologique du monde de l’art et l’interprétation des œuvres ?
Axes de réflexion possibles :
• Croisements entre histoire de l’art et sociologie – voire d’autres disciplines et spécialités ; résistances à ces croisements (rejets de l’application de la sociologie à l’art).
• Méthodes de l’histoire de l’art et méthodes de la sociologie ; méthodes quantitatives et humanités numériques en histoire / sociologie de l’art.
• Confrontation des principaux modèles et théories de référence en sociologie de l’art.
• Apport d’autres branches de la sociologie (sociologie des organisations, sociologie politique, sociologie des pratiques culturelles…) à la sociologie de l’art.
• Comparaisons entre sociologie des arts plastiques et sociologie d’autres disciplines artistiques.
• Apports (ou obstacles) de la sociologie à l’interprétation des œuvres.
• Appropriation de la sociologie de l’art par les artistes (dans leurs discours, leurs œuvres…).
• Sociologie des publics et « non-publics » de l’art contemporain.
• Sociologie des acteurs et des organisations de l’art contemporain : artistes bien sûr, mais aussi curateurs, galeristes, collectionneurs, conservateurs de musée, critiques d’art, administrateurs publics, etc. ; musées bien sûr, mais aussi galeries, centres d’art, biennales, foires, revues, etc.
• Apports de la sociologie de l’art contemporain à d’autres domaines d’enquête sociologique : l’art contemporain est-il un espace social exceptionnel et, si oui, en quoi ? Ou bien permet-il, par des caractéristiques particulièrement saillantes, de mieux comprendre les propriétés et les évolutions d’autres types de pratiques et d’institutions sociales ?
Les propositions devront nous parvenir avant le 15 janvier 2023, sous la forme d’une problématique résumée (5000 signes maximum, espaces compris), adressée par courriel à nicolas [dot] heimendinger [at] yahoo [dot] fr. Les textes sélectionnés (en double aveugle) seront présentés lors d’une journée d’études le 25 mars 2023 à l’Institut national d’histoire de l’art (Paris). Certaines de ces contributions seront retenues pour publication dans le numéro 38 de Marges (Presses Universitaires de Vincennes) au printemps 2024.
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